De nouveaux horizons pour le Belgica



La science belge est dotée d'un nouveau navire de recherche. Contrairement à ses prédécesseurs, le Belgica – le troisième du nom – est d’une taille imposante, à la pointe des technologies et équipé pour effectuer des recherches jusqu’à 5 000 mètres de profondeur. Et ce n’est pas tout : le confort à bord a lui aussi été amélioré ! Mais la mer du Nord n'en reste pas moins la mer du Nord.    

Ilse Boeren


Le nouveau Belgica est déjà visible depuis la zone de contrôle de la base navale de Zeebrugge. Son blanc éclatant contraste avec le gris des navires militaires aux alentours, même en cette sombre journée du mois de mars. Deux membres français de l'équipage nous interpellent : « Bienvenue à bord ! » La montée par la passerelle est raide – c’est incroyablement haut !

L’excitation est encore palpable dans la salle des ordinateurs à côté du pont. Le secrétaire d'État, les ministres et les journalistes des chaînes publiques viennent de quitter le Belgica. Sur tous les écrans, les scientifiques de l'Institut royal des Sciences naturelles de Belgique (IRSNB) et de l'Université de Gand se découvrent dans les actualités. La biologiste Marie Cours vient à notre rencontre. « Je vais vous montrer les cabines où vous pourrez laisser vos affaires. » Marie Cours est une habituée des lieux : c'est sa troisième expédition à bord du nouveau Belgica. 

Des cabines spacieuses, avec chacune sa propre douche, des lits confortables, beaucoup d'espaces de rangement et deux grands bureaux nous attendent. Les « invités » n’en profiteront qu’une seule nuit mais c’est très appréciable quand on part en mission scientifique de plusieurs semaines.  La météo annonçait de la neige et des températures proches du gel et mon voisin de chambre et moi avons donc emmené des vêtements chauds supplémentaires en prévision des prélèvements de cette nuit.

Le Belgica a pour nom officiel RV (Research Vessel) Belgica ; il est le troisième navire belge de recherche baptisé ainsi. Son prédécesseur, en service depuis 1984, avait dû être remplacé après plus de mille expéditions et environ un million de kilomètres au compteur.  Ce deuxième Belgica avait lui aussi été conçu spécialement comme un navire de recherche multidisciplinaire mais il était beaucoup plus petit et moins sophistiqué.  
 


Le tout premier Belgica était le baleinier – reconverti – utilisé par le marin et explorateur belge Adrien de Gerlache lors de son expédition au pôle Sud de 1897 à 1899 qui a failli être fatale à l’équipage. Le nouveau Belgica est le premier du nom à être aussi spacieux et parfaitement équipé pour la recherche océanographique :  quatorze laboratoires d'une surface totale de 400 m², deux drop keels et une véritable armada de treuils et de filets pour que les scientifiques puissent travailler au mieux et dans les meilleures conditions de sécurité.  

Le navire peut cartographier toute la colonne d'eau et étudier le fond marin et le substrat jusqu’à 5 000 mètres de profondeur. Il peut également accueillir des robots, tels que les véhicules (sous-marins) autonomes, des avions, des drones et du matériel de forage sophistiqué. Il est conçu pour mener des recherches en mer du Nord, dans l'Atlantique nord-est, en Méditerranée et en mer Noire. Sa certification glace lui permet en outre de s’aventurer dans les régions arctiques pendant l’été.  


Un navire tourné vers l’international  

En attendant l’heure du briefing de sécurité assuré par les officiers, les nouvelles recrues que nous sommes décidons de partir en reconnaissance. Nous commençons par monter jusqu’au poste de pilotage, en empruntant l’échelle. Il y a beau y avoir des garde-corps partout, le vent souffle fort et est glacial. Nous décidons, pour la plupart, d’en rester là et de ne pas prendre les deux échelles menant au nid-de pie.    

Seul Jeroen Venderickx, un technicien expérimenté qui trouve toujours une solution à tout, grimpe encore un peu plus haut. Il a même construit un piège spécial pour l’étude des amphipodes, qui doit être déposé sur le fond marin et remonté le lendemain. Venderickx profitera de son séjour à bord pour tester ce dispositif, mais il apportera surtout son aide au laboratoire.   

« Plusieurs cycles de prélèvement d’une durée de 12 heures, à trois endroits différents, seront effectués à partir de minuit jusqu’à demain midi. Nous remettrons ensuite le cap sur Zeebrugge. Le surlendemain, nous repartirons pour prélever les échantillons aux deux autres points, chaque fois pendant 12 heures. Cela prend trois jours complets par mois, c’est dire à quel point chaque paire de mains supplémentaire est la bienvenue. »   

Nous redescendons, cette fois-ci par l’intérieur. Mais nous nous retrouvons accidentellement sur la passerelle. Notre présence est-elle autorisée ? L'officier de marine Sam Mollet nous répond. « Maintenant oui, car ce n'est plus un navire militaire. Mais essayez de ne toucher à rien, » ajoute-t-il en souriant.   
 

Deux « T-frames » installés sur le pont du RV Belgica permettent le déploiement de divers engins océanographiques tels que des filets en eau profonde pour le prélèvement de zooplancton. (Foto :  Christian Clauwers)
Un robot est activé et mis à l'eau, après quoi il suivra les courants pendant plusieurs années et collectera des données pour des équipes scientifiques internationales.  (Photo :  Christian Clauwers)


Le Belgica est aujourd'hui un navire auxiliaire de la marine. Le gouvernement belge en est le propriétaire, mais sa gestion et son exploitation sont assurées par l'armateur français Genavir qui est spécialisé dans la flotte océanographique. Genavir fournit également les membres d'équipage, à l'exception de mes deux collègues et de moi-même ». Mollet fait référence à l'équipe de trois officiers belges de marine qui assurent le commandement du navire. « L’IRSNB est quant à lui chargé du programme de navigation. »   

Mollet et ses collègues ont travaillé quasi sans interruption depuis le début du mois de décembre, lorsque le Belgica a quitté Vigo, en Espagne, où il a été construit. Quatre mois de moments forts. Hier, nous nous sommes approchés à quelques mètres des éoliennes, » nous explique l'officier près de la section vitrée du plancher de la passerelle. Aujourd'hui, nous ne voyons que le quai, mais hier, nous avons vu le pied de fondation d’une éolienne.  

La fierté qu'il manifeste pour le Belgica transparaît dans ses propos. Le système de positionnement spécial du Belgica lui permet de maintenir sa position avec une précision de l’ordre du mètre. » De quoi élargir les horizons de la recherche océanographique. Je parie que beaucoup d’autres pays aimeraient eu aussi avoir leur Belgica ! » 

En mai, des chercheurs du programme Eurofleet embarqueront sur le Belgica en direction du Portugal, du détroit de Gibraltar et la mer Méditerranée. Et il est question de remonter jusqu’au Spitzberg et au Groenland pour 2023. « Pas jusqu’au pôle Nord », précisent les chercheurs en riant.  Mais Mollet est convaincu que le Belgica peut relever bien d’autres défis. « Il est puissant, on le sent ». Où aimerait-il le voir partir en mission ?  Dans l'océan Pacifique.  


La sécurité avant tout 

La mauvaise nouvelle arrive peu avant le briefing de sécurité : le départ doit être différé de plusieurs heures. Le vent souffle fort, et pas uniquement pour les marins d’eau douce que nous sommes ; il redouble d’intensité. À la sortie du port de Zeebrugge, il est déjà de 8 beauforts. Michael Fettweis, océanologue et chef d'expédition de cette campagne, fait le point avec son équipe. Ce n'est pas que le Belgica ne puisse pas prendre la mer avec un tel vent mais nos instruments risquent d'être endommagés si nous les mettons à la mer. »     

Le navire doit s’éloigner le moins possible de son ancrage lors des prélèvements. Nous devons prélever des échantillons au même endroit tous les mois, pendant douze heures, » m'explique Marie Cours. Et nous devons mettre à l’eau un tripode bardé de capteurs pour mesurer en continu la turbidité, la taille des particules et la vitesse du courant, et récupérer le tripode installé le mois précédent. »     

« Nous allons modifier notre programme de travail, » décide Fettweis. Au lieu d'effectuer des mesures de turbidité et de prélever des échantillons de minuit à demain midi, nous travaillerons de 2 heures du matin à 14 heures. Nous serons ainsi de retour au port à l’heure demain matin ». 
 


Le précédent Belgica, en service depuis 1984, avait dû être remplacé après plus de mille expéditions et un million de kilomètres au compteur.    

 


Même s’il n’y a rien de plus sérieux qu’un briefing de sécurité, l’ambiance se fait de nouveau plus joyeuse.  Jeroen Venderickx se porte volontaire pour tester la combinaison de sauvetage jaune fluorescent. Sur le Belgica, rien n’est laissé au hasard, il faut être prêt à faire face aux éventuelles situations d’urgence. La combinaison est destinée à prévenir l'hypothermie s’il faut évacuer le navire et que l’on doit se jeter à la mer. L'officier Seppe Machiels « emballe » Venderickx de ses mains expertes et fait une démonstration du gilet de sauvetage et des messages de détresse.    

Nous nous demandons comment nous pourrons enfiler les gants sans aide, et si la combinaison n’est pas surdimensionnée pour les personnes plus petites et plus fines, comme certaines des femmes à bord. La réponse est : « On doit faire avec ». « De toute façon, l’essentiel - et le plus difficile - sera de ne pas se perdre. Rappelez-vous sur quel pont - à quel étage - du navire se trouvent les endroits importants et les issues de secours.    

Autre chose : il est interdit de laisser nos appareils à charger sans surveillance dans notre cabine. « Près de la moitié des incendies à bord des navires ont pour origine la surchauffe d’un appareil électronique ». Après le briefing, nous fixons solidement au sol toutes les tables des salles d'ordinateurs et de réunion à l'aide de sangles spéciales. Nous commençons à sentir pourquoi la plupart des infrastructures d'un navire sont ou peuvent être solidement fixées et pourquoi il y a une barrière sur le côté de nos lits. La sécurité avant tout. 
 

Saisons, marées, algues et sédiments 

Pendant que nous attendons tous le signal de départ, les chercheurs expliquent pourquoi ils doivent pouvoir rester suffisamment longtemps en mer chaque mois.  Michael Fettweis et Auria Kallend étudient le même sujet de recherche - l'interaction entre les particules sédimentaires et le plancton au large des côtes. Chacun se concentre sur un aspect différent.  

Les eaux de la mer du Nord se caractérisent par une importante turbidité le long de notre littoral. « Cette turbidité s’explique principalement par la vase. Les fines particules de sédiments sont un mélange de composants minéraux et de matières organiques telles que le phytoplancton et le zooplancton. La concentration de sédiments dans la colonne d'eau varie en fonction des saisons : en hiver, les concentrations en solution sont beaucoup plus élevées qu'en été. En été, l’eau est donc plus claire le long de notre littoral. »   

Fettweis étudie les sédiments depuis le début de sa carrière de chercheur, mais la cause principale des variations saisonnières n'a été élucidée qu'il y a quelques années. Jusqu’ici, les chercheurs expliquaient la turbidité de l’eau en hiver par les tempêtes ; ils pensaient que celles-ci mettaient davantage de particules de vase en mouvement. On sait maintenant que ce phénomène ne joue qu’un rôle mineur. Ce cycle saisonnier est en réalité commandé par le phytoplancton ».
 


Le scientifique marin Michaël Fettweis explique sa recherche.


Kallend poursuit : « Le phytoplancton, ce sont des algues unicellulaires. Sa croissance commence au printemps. Les premières espèces, les espèces pionnières, vivent dans des eaux troubles et relativement sombres. Au cours de leur croissance, ces espèces pionnières produisent ce que l'on appelle des exopolymères transparents, qui sont une sorte de gel visqueux. Ces exopolymères agglutinent les sédiments dissous ; les particules devenues plus grandes vont se déposer plus facilement au fond de l’eau ».     

Ces espèces pionnières rendent donc l'eau plus claire et tracent la voie pour les espèces qui ont besoin de plus de lumière ? « C'est exact. Nous mesurons la taille et la concentration des particules et essayons de faire le lien avec la succession des espèces.  Pour cela, nous analysons les espèces et leur dominance, la composition chimique de l'eau, les exopolymères et les paramètres physiques de l'eau. »

Parallèlement à ce projet, Marie Cours étudie un moyen de cartographier le phytoplancton à l'aide du méta-barcodage de l'ADN. « La détermination morphologique classique des espèces est un travail de spécialiste qui prend du temps. Le barcodage de l'ADN pourrait offrir une solution pour les analyses à long terme de ce type. Mais nous devons d'abord relier le bon ADN à chaque espèce. »


« Afin d'obtenir une image complète du cycle saisonnier de l'espèce, de la production d'exopolymères et de la taille et de la composition des particules, nous prélevons des échantillons aux mêmes endroits, chaque mois, et ce pendant un an, » explique Fettweis. Cours ajoute : « Comme le Belgica sera déployé en Méditerranée dans le cadre de la grande campagne Eurofleet, nous ne pourrons pas l’utiliser pour notre prochaine campagne de prélèvement d’échantillons. Nous sommes donc à la recherche d'une alternative. » Le fait que les chercheurs doivent à chaque fois effectuer des mesures pendant douze heures à chaque endroit tient compte d’un autre cycle. Lorsque le courant est fort, les particules de sédiments se désagrègent et lorsqu'il est plus faible, elles s’agglutinent à nouveau. Lors de chaque cycle de marée de 12,5 heures, il y a deux périodes de courant fort - marée haute et marée basse - et deux périodes de faible courant – l’étale. La concentration sédimentaire varie donc beaucoup. » 


 


Je parie que beaucoup d’autres pays aimeraient eu aussi avoir leur Belgica !

 

 


Pendant le dîner, nous apprenons que notre départ est une nouvelle fois retardé, les coups de vent continuant à s'intensifier. « Nous réessayerons demain matin à neuf heures, » nous dit-on. Les scientifiques décident à contrecœur de ne prélever des échantillons au premier point de mesure que pendant un demi-cycle de marée.  

Ce soir-là, dans le salon, certains évoquent avec nostalgie l’ancien Belgica. « Les biologistes des   pêches préféraient travailler sur le pont plutôt qu’à l’intérieur, dans un laboratoire sans fenêtre, malgré le froid et l'humidité, » explique un membre de l’équipage. Michael Fettweis évoque quant à lui les avantages et les inconvénients de ce navire. « Il est tellement bien équipé que j'ai peur que les grandes campagnes soient toujours prioritaires. Vais-je devoir chercher un autre navire de recherche pour mes expéditions mensuelles de petite durée ? »


La mer est toujours là  

Même si la mer semble s'être calmée pendant la nuit, le message au petit-déjeuner est sans équivoque : « Nous ne prendrons pas la mer aujourd’hui. » Le vent ne faiblira qu’en fin d'après-midi et le départ est donc reporté au lendemain, à 8 heures. Nous recevons de la terre ferme des messages avec des photos de jardins et de rues recouvertes de neige.   

Kallend est inquiet. « Il ne me reste qu'un peu plus d'un an pour prélever tous les échantillons nécessaires pour mon doctorat. Vais-je pouvoir rattraper le retard en une seule année ? » Cours est plus philosophe, mais il faut dire qu’elle n’a pas une thèse de doctorat à terminer.  J’étudiais avant les organismes d'eau douce dans des mares temporaires. Une activité très aléatoire, car ces mares ne peuvent se former que dans certaines conditions météorologiques. J'ai pensé que la recherche marine était quelque chose de plus sûr, car la mer est toujours là. Enfin, si on peut dire. »

 



L’ingénieur en chef nous propose une visite des « entrailles » du navire… un lot de consolation ?  Nous nous dirigeons d'abord vers la salle de commande. « Aujourd’hui encore, le Belgica doit toujours tenir un journal de bord, même s'il est équipé d'une boîte noire. » Et : « D’ici, on peut piloter le navire aussi facilement que depuis la passerelle. Il n'y a pas de fenêtres, mais avec toutes ces caméras, ce n’est pas un problème ! » Les moteurs du Belgica ont été construits par l'entreprise gantoise Anglo Belgian Corporation. Le tableau principal arbore la marque « Rolls Royce ». Une véritable salle de bal remplie de transformateurs. « C'est ici que l'électricité produite par les alternateurs est répartie pour ses différents usages. Elle est convertie à la bonne tension pour chaque appareil. »   

Le Belgica dispose d’une autonomie de trente jours qu’il doit en partie à son réservoir de carburant d’une capacité de 273,3 m³, mais plus encore au système de dessalement de l’eau de mer. « Nous utilisons à bord deux systèmes, l’un basé sur l’osmose inverse et l’autre sur la distillation. Tous deux produisent de l'eau distillée que nous reminéralisons ensuite. Le navire est aussi équipé d’un système complet de purification de l'eau. « La technique est la même que pour les grands systèmes terrestres, mais le processus de purification est beaucoup plus rapide. »


 

Un scientifique surveille de près la mise à l'eau d'une rosette pouvant accueillir 24 échantillons. (Photo : Christian Clauwers)


Lorsque nous remontons à la lumière du jour, les scientifiques sont plus ou moins remis de leur déception. Tjorven Ditillieu, technicien de laboratoire, nous montre la méthode de prélèvement des échantillons. Tout le monde doit mettre la main à la pâte pendant les deux jours qui suivent car personne ne peut tenir un rythme de travail aussi élevé pendant douze heures, pas même les techniciens de laboratoire les plus expérimentés. 

Toutes les heures, la rosette contenant les échantillons d'eau de mer est remontée. À chaque fois, les chercheurs doivent mesurer la turbidité et prélever des échantillons pour les différents objectifs de la recherche. L’eau prélevée est filtrée successivement dans divers flacons et tubes spécifiques, ou sont colorés au bleu d'alcian, qui ressemble à s'y méprendre… au bleu océan. Les échantillons prélevés pour l’analyse du taux de salinité sont conservés dans des bouteilles de bière. « Mais n’allez surtout pas croire que nous avons une réserve secrète de boissons alcoolisées : l’alcool est interdit à bord. »   

Le temps a passé à une vitesse incroyable et l’après-midi est déjà là. Le soleil est aussi de retour. Les chercheurs s'habillent chaudement et partent pour une solide promenade sur la plage. Pour ma part, il est temps de vider la cabine et de me rendre à la gare. Mais le nid-de-pie m'appelle maintenant que le vent est tombé. Peut-être ai-je encore le temps... 
 

 

Cet article est paru précédemment dans le numéro spécial de Eos sur la Mer du Nord.